Un exemple de communauté artistique : Balgo

En route vers Balgo
Il y a quelques années, la communauté de Balgo (Australie occidentale) abritait le centre artistique le plus attirant et le plus inaccessible. A l'époque, un seul livre (« Wirrimanu » de James Cowan) présentait une collection de peintures aux signes puissants et à la palette de couleurs élargie. Les reproductions semblaient venir d'une autre partie du monde aborigène. Après Papunya, Yuendumu, Utopia et Haalst Bluff, un autre centre artistique émergeait au milieu du grand désert australien.
 

Le désert vu d'avion

En 1997, une amie, ma femme et moi avons donc pris le chemin de Balgo. Une longue route entre Kununarra et Halls Creek puis un petit avion jusque la communauté de Balgo en plein désert. L'avion est une bonne approche pour entrer dans une communauté où vivent des peintres aborigènes : l'étendu plate du désert, vue du dessus, offre un spectacle inattendu. Les bosquets de spinifex et les acacias rappellent les formes pointillistes utilisées dans la peinture aborigène. Les lits de rivières asséchées s'étendent à l'infini sur le sol désertique. Ils font penser aux immenses trajets des héros mythiques de la loi aborigène. 

Visite de la coopérative artistique
Certains Australiens curieux vivants sur la côte rêvent d'aller à Balgo. Pour nous, touristes étrangers, une petite demie journée dans cette communauté reculée est un privilège que nous mesurons. Pas besoin de permis pour visiter l'endroit, juste un accord avec le responsable de la coopérative artistique. John Oyster, conseillé artistique, nous accueille dans le local qui sert pour le stockage des toiles terminées et du matériel de peinture. Avant de nous montrer les toiles, il souhaitent que nous allions voir la plaine qui s'étend au pied de Wirrimanu (nom aborigène de Balgo associé au site du rêve Martin-Pêcheur).
 

"The pond"

Balgo est au sommet d'une grande falaise rouge qui surplombe une immense plaine maritime où l'on trouve encore des fossiles marins. Les gens de Balgo surnomment l'endroit « the pond », la mare en français. Au bas de la falaise, John nous montre un espace circulaire plus clair : c'est le site du rêve Martin-Pêcheur. Au loin, quelques collines à structure mesa jalonnent l'espace désertique. Notre guide nous montre deux collines jumelles : ce sont les « Wati Kutjarra », deux frères, dont l'itinéraire s'étend très loin dans le désert jusqu'au territoire Walpiri. Cette initiation au paysage de Balgo permet d’apercevoir pour la première fois des itinéraires mythiques. Nous entrons un peu dans l'espace de la pensée aborigène.

 De retour au local de la coopérative, John nous présente trois tas de toiles non tendues ! Il y a le tas des bonnes toiles, celui des toiles moyennes et celui des toiles médiocres. Chaque tas compte au moins 50 toiles. Notre première réaction est qu'il y a trop de toiles à regarder en si peu de temps. Il aurait fallu au moins une bonne journée pour digérer l'ensemble des peintures.

Nous commençons par le tas moyen. Les toiles défilent très vite devant nos yeux éblouis. De temps à autre, nous mettons une toile de côté. Après la première série, nous avons une dizaine de toiles mis à part sur le sol. Nous examinons plus posément chaque peinture. Pendant ce temps, une femme est entrée sans bruit dans le local : Mati Mudgidell, gardienne de la loi aborigène et peintre reconnue. Elle s'est installée derrière nous sur un fauteuil de camping. Elle n'ose pas nous regarder et encore moins nous parler. Elle semble impressionnée, nous aussi ! Nous avons mis quelques unes de ses toiles sur le côté. Au moment de les examiner, elle se montre plus attentive et semble aussi plus fébrile. Dans les motifs d’une toile, je crois reconnaître le nom d'un itinéraire : son regard se lève enfin, elle acquiesce. Le voile s'est levé une poignée de secondes. Je n'en saurais pas plus. Une autre toile de Mati attire l'attention de ma femme, enceinte de 7 mois à cette époque. Une toile au format étiré avec deux cercles dans la partie inférieure et plusieurs lignes noires qui s'enroulent font penser à un foetus. L'analogie est troublante. Nous mettons définitivement de côté cette toile car elle nous a parlés. Nous continuerons à regarder d'autres toiles dans les autres tas. Beaucoup sont extraordinaires. Elles feront le bonheur de quelques riches américains ou rempliront les nombreux musées australiens qui possèdent une section d’art aborigène.

Nous sortons de ce local enchanté avec plein de couleurs dans les yeux. Le retour à Kununarra nous paraîtra, beaucoup moins long qu'à l'aller. 

Les falaises de Balgo

Deux livres
En janvier 2004, nous étions à Adélaide pour quelques jours. Dans la librairie du South Australian Museum, je trouve un livre « Piercing the Ground » dont le sujet est une étude sur les femmes peintres de Balgo. L'auteur, Christine Watson, n'est pas une inconnue car elle avait déjà écrit un mémoire de thèse sur le sujet. Le livre est basé sur son travail scientifique avec, en plus, une mise à jour des derniers développements artistiques de la communauté. Ce livre permet au grand publique de comprendre la peinture aborigène dans son contexte. L'auteur décrit de manière détaillée les liens entre peinture sur sable, peinture corporelle, rituels féminins et peinture à l’acrylique.

Ce qui est remarquable dans ce bouquin est la démarche suivie par l'auteur. Elle rejette une approche de la peinture aborigène à partir de la culture artistique occidentale. Sa démarche consiste à chercher, dans la pensée aborigène et dans le contexte particulier de Balgo, les clés qui permettent de comprendre la peinture des femmes de cette région.

 Cette manière d'aborder la vie des aborigènes du désert m'a donné envie de relire un autre auteur dont l’approche est similaire : Sylvie Poirier et son « Jardins du nomade ». L'auteur, anthropologue canadienne, présente une interprétation des itinéraires mythiques du désert qui va à l’encontre des idées admises sur le sujet et qui élargie notre compréhension du monde aborigène. Son propos est de montrer, à partir d’observations de terrain, que les chemins du rêve sont des structures malléables sans cesse renouvelées à partir de la production onirique des individus. En suivant sa thèse, on peut mieux comprendre pourquoi la culture aborigène du désert ‑ en particulier la peinture ‑ résiste aussi bien à la pression exercée par la culture occidentale. 

Ces deux lectures complètent et approfondissent mon expérience de visiteur occasionnel à Balgo. Je vous propose donc de poursuivre cet article en présentant quelques unes des idées développées dans ces livres. Au passage, cela nous permettra de répondre à certaines questions évidentes que beaucoup se posent sur le monde aborigène.

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