"Les jardins du nomade" de Sylvie Poirier

 

Présentation

Sylvie Poirier a effectué plusieurs séjours à Balgo entre le début des années 80 et le milieu des années 90. Le premier séjour a duré un peu moins de 2 ans. A l'époque, elle était embauchée comme cuisinière pour l'encadrement blanc de la communauté. Son engagement parmi les Aborigènes était mal vu par le prêtre local et certainement aussi par les autres fonctionnaires blancs. Elle fit son deuxième séjour en tant qu’ethnologue entre 1988 et 1989. A cette époque, elle était accompagnée par son mari et par son enfant. Son expérience et son engagement aux côtés des Aborigènes de Balgo sont entiers.
En tant que scientifique, elle a su transformer son expérience prolongée de terrain en un discours structuré et cohérent qui apporte beaucoup à notre compréhension du monde aborigène.

Des itinéraires ouverts
Dans son ouvrage « Les jardins du nomade », S. Poirier commence son exposé par une constatation : les itinéraires mythiques possèdent toujours une partie sous terre ou dans les airs. Pour l'auteur, cette caractéristique correspond à une portion d'itinéraire mise en pointillé qu'il sera toujours possible de compléter plus tard en fonction des besoins sociaux. Les chemins du rêve, souvent décrits comme immuables et intemporels, apparaissent ici comme ouverts.

Avant la colonisation anglaise, la modification d'un récit mythique correspondait à un besoin imposé par des contraintes naturelles comme une sécheresse prolongée ou un manque de nourriture. Dans ce cas, il fallait que les groupes de nomades puissent étendre leur zone de survie au delà des limites habituelles. Pour cela, ils devaient conclure de nouveaux accords territoriaux avec les groupes voisins et les valider en modifiant les trajets mythiques.

De nos jours, même si les contraintes climatiques pèsent moins sur la vie des Aborigènes, certaines circonstances peuvent entraîner la révélation d'un nouvel épisode dans un récit mythique. S. Poirier cite l'exemple de l'ouverture d'un nouveau camp permanent, Yagga Yagga, au sud de Balgo. L'implantation de ce nouveau lieu de résidence correspondait à un besoin des Aborigènes de vivre en dehors de Balgo, à l'écart du mode de vie occidental. Cependant, ce lieu situé sur le trajet mythique des Wati Kutjarra, ne possédait aucune valeur spirituelle particulière. Pour que le lieu prenne de l’importance dans le réseau des chemins mythiques, un aîné, homme de Loi important, a reçu en rêve un nouvel épisode des Wati Kutjarra. Cette révélation a permis de relier Yagga Yagga à une autre lieu important de la vie spirituelle (le lac Mackay). C'est ainsi qu'un nouvel épisode a été ajouté dans les années 90 à cet itinéraire mythique de la région de Balgo.

L'histoire transposée dans le paysage
Même si l'ajout d'une nouvelle partie à un itinéraire mythique est marqué dans le temps et que son auteur est un aîné connu, le récit mythique ne retiendra ni l'époque ni le nom de son créateur. Il doit avoir un caractère immuable et impersonnel pour devenir loi éternelle applicable à tous les membres d'un groupe. La force de la loi aborigène réside dans ce caractère à la fois rigide et souple. Il contribue aussi à maintenir forte la culture aborigène du désert face à l'influence toujours plus grande de la culture occidentale. A la suite de cet exemple, l'auteur avance que les chemins mythiques sont fabriqués à partir d'une multitude de récits échelonnés dans le temps. Les pistes empruntés par les héros mythiques représentent alors les récits sans nom ni date de l'histoire aborigène. Une fois le récit validé dans le monde mythique, chaque membre s'identifiera à une partie du trajet. Il sera responsable d'une fraction de la mémoire collective et aura le devoir de la réactiver au cours des cérémonies. L'histoire de ce peuple sans écriture est conservée dans la mémoire des hommes et transposée dans les caractéristiques du paysage.

Le caractère malléable des chemins mythiques révélé par Sylvie Poirier permet maintenant de répondre à une question que tous les visiteurs occasionnels du monde aborigène se posent : comment un chemin du rêve peut‑il être repéré par un élément caduc du paysage comme un arbre ou un lit de rivière saisonnière (creek) ? On peut avancer la réponse suivante : les chemins mythiques, en apparence immuables, subissent des modifications au fil du temps et des besoins sociaux. Lorsqu'un arbre/repère est effacé du paysage, le récit mythique est modifié pour répondre aux contingences de la nature.

Sur un autre plan, le basculement d'un récit inscrit dans le temps et créé par un homme connu vers une histoire mythique sans date ni auteur, mérite une brève comparaison avec notre manière d'envisager l'Histoire. Dans la pensée aborigène, l'Histoire n'existe pas. Elle se dissout dans le récit mythique qui met en scène des êtres éternels dont l’origine remonte à la nuit des temps. Dans le monde occidental, la connaissance des grandes dates de l’Histoire et l’immortalité des grands hommes sont des valeurs communément admises. Dans le monde aborigène, ces valeurs sont remplacées par la conscience d'appartenir à un tout immuable qui transcende l'individu. C'est cette conscience qui était invoquée par la fameuse peintre aborigène Emily Kame lorsqu'elle disait que ces toiles décrivaient « the whole lot », le grand tout.

Le rêve comme voie de révélation
Un autre élément révélé par S. Poirier est l'utilisation du récit onirique comme point de départ pour créer un nouvel épisode dans un récit mythique. L'activité onirique est considérée comme un état de connexion entre l'individu et le monde des êtres mythiques. Un épisode révélé en rêve n'est pas la création d'un individu mais plutôt la mise à jour d'une histoire qui a toujours existé dans le temps du rêve (Dreamtime).

Même si l'origine d'un récit mythique est une révélation onirique, cela ne signifie pas que tous les rêves deviennent des histoires mythiques. Il faut d'abord qu'il y ait nécessité de transformer un itinéraire existant pour qu'un groupe devienne attentif aux rêves que ses individus produisent. Le rêve d'un aîné ou d'une personne respectée dans les activités cérémonielles a évidemment plus de poids que celui d'un jeune novice. La pertinence du rêve et sa conformité à la Loi sont jugés par des aînés pleinement initiés. La validation du récit onirique est le privilège des anciens ! Pour franchir cette étape de conformation, le rêveur ou les aînés peuvent modifier le récit afin de mieux servir la stratégie du groupe. S. Poirier fait remarquer que le calcul n'est pas absent dans ce processus.

Sur le plan psychique, les Aborigènes de Balgo placent le rêve au même niveau que la pensée consciente. Le récit onirique est considéré comme un matériau utile à la vie sociale et spirituelle. Son rôle régulateur de la vie psychique est apparemment ignoré. Encore une fois, le monde aborigène semble se distinguer du monde occidental.

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