"Piercing the Ground" de Christine Watson

 

Présentation

Dans le livre de Christine Watson, « Piercing the ground », le sujet est entièrement consacre à la peinture aborigène de Balgo. L'auteur australienne a fait des études sur l'art occidental à Sydney puis s'est engagée dans plusieurs galeries de peinture aborigène. Son regard initial est donc orienté du monde occidental vers le monde aborigène. Cependant, elle explique qu'une toile d'une grande artiste de Balgo (Eubena) l'a particulièrement marquée par sa puissance émotionnelle. A la suite de ce choc, elle a souhaité comprendre de l'intérieur la peinture de Balgo. Comme elle sentait que son fond de culture artistique occidentale faussait son approche de la peinture aborigène, elle entreprit une recherche universitaire basée sur une étude de terrain. Son séjour dura 9 mois (en 1992/93) pendant lesquels elle s'intéressa aux dessins sur sable, à la peinture corporelle et à la peinture sur toile. Plus précisément, elle analysa 90 peintures des femmes de Balgo. Elle explora aussi les pratiques cérémonielles féminines et observa dans le détail le déroulement des cérémonies d'un itinéraire ancestral féminin (Nakarra Nakarra). Son étude est donc particulièrement pertinente car l'auteur s'est placée à l'intérieur de la communauté pour comprendre les véritables motivations des peintres du désert.

La mosaïque linguistique de Balgo
Dans l'introduction à son étude, C. Watson présente quelques éléments historiques de Balgo. Elle rappelle que cette communauté a été fondée par une mission catholique en 1939. Les aborigènes de la région y trouvaient refuge contre la folie meurtrière des prospecteurs miniers et des fermiers. Ici, les aborigènes n'ont pas été placés de force dans un campement mais son venus d'eux ‑même pour chercher la protection des missionnaires. Comme l'emplacement de Balgo est situé au carrefour de plusieurs aires linguistiques, on y trouve un mélange de 6 groupes aborigènes différents: Walpiri, Kukatja, Ngardi, Djaru, Wangkajunga et Walmajarri. Cette diversité linguistique a nécessité une adaptation des systèmes de parenté. Par exemple, les Walpiri et Djaru possèdent un système à huit noms de peau alors que celui des Wangkajunga et Walmajarri n'en possède que quatre. L'adaptation a consisté à associer 2 noms de peau à chaque membre des communautés Wangkajunga et Walmajarri. Cette astuce a une conséquence importante pour la peinture à l'acrylique car elle a permis à des artistes ayant 2 noms de peau, d'utiliser plus d'histoires mythiques que dans les autres communautés. Cette situation linguistique explique une plus grande souplesse dans le choix des thèmes utilisés par les peintres de Balgo.

 

Le sens du touché
Dans la première partie de son livre, C. Watson insiste sur le fait que les Aboriqènes du désert pensent que le pouvoir des esprits ancestraux réside dans la terre. Ainsi, lorsqu’une femme dessine un motif sacré sur le sable, elle établie un contact physique avec la puissance spirituelle contenue dans la terre. Dans cette expérience, le sens du toucher (haptique) est autant sollicité que celui de la vue.

Dans la peinture à l'acrylique, le sens haptique est aussi important même si il n'apparaît pas directement dans la toile achevée. Pendant l'exécution d'une peinture, la main du peintre appuie sur le pinceau pour que celui‑ci s'enfonce dans le support. Pour le peintre aborigène, la toile tendue est perçue comme un objet à trois dimensions. Certains documentaires sur les peintres aborigènes illustrent très bien ce rapport avec la toile. Ils montrent des artistes en train de raconter l’histoire contenue dans leur peinture. Lorsqu'ils désignent un élément particulier, ils « pointent » la main sur un motif puis touchent énergiquement la toile. A priori, ce contact physique semble être une manière d'insister sur un élément du récit mais, avec l'éclairage apporté par C. Watson, il s'agit aussi d'un contact direct avec la puissance du motif

 

Peindre et chanter
Autre observation de C. Watson, l'acte de peindre ou de dessiner est toujours accompagné d'un chant. Les deux activités se complètent, l'une appelle l'esprit ancestral et l'autre transfère la puissance de l'être mythique dans le motif peint.

Dans les cérémonies, on retrouve aussi cette juxtaposition des sens dans la même unité d'action. Au cours des préparatifs, les femmes se peignent le corps avec les motifs sacrés appartenant à un héros mythique. Pour que ces motifs transmettent la puissance des êtres ancestraux, les femmes repassent plusieurs fois leurs doigts chargés de couleur sur la peau de leurs voisines. Ensuite, la cérémonie consiste à danser et à chanter pour régénérer la force des esprits ancestraux.

Cette courte description permet de constater que les trois sens mis en éveil dans la peinture (la vue, le touché et l'ouïe) sont aussi sollicités pour les cérémonies sacrées.

 

Dessins sur sable

Dans son étude sur les dessins sur sable, C. Watson présente d'abord les 2 techniques utilisées par les femmes de Balgo. Le mot « walkala » désigne le dessin public exécuté à la main. Il est lié à l'action de «percer» le sol («piercing the ground» en anglais).

La deuxième technique consiste à dessiner sur le sable à l'aide d'un long bâton dont l'extrémité est recourbée. Cette pratique est désignée par mot « milpapungin ». Elle est associé au son produit par le bâton lorsqu'il entre dans le sol.

A partir de nombreuses observations des dessins sur sable, l'auteur constate qu'il peut exister plusieurs motifs pour le même référent. Elle donne l'exemple de 16 motifs différents pour représenter une colline. En comparant son travail avec celui de Nancy Munn sur les hommes Walpiri, C. Watson constate que cette multiplicité des représentations est propre aux femmes de Balgo. Elle avance plusieurs explications à cette différence. D'abord, l'utilisation de 2 techniques pour les dessins sur sable favorise la diversité des représentations. Ensuite, les femmes de Balgo sont autorisées à dessiner les cartes ou les traces d'animaux, domaines traditionnellement réservés aux hommes chez les Walpiri. Enfin, C. Watson remarque que les femmes de Balgo sont plus libres de représenter l'aspect extérieur des objets.

Toutes ces observations sur les dessins éphémères contribuent à mieux comprendre l'origine de la créativité des peintres de Balgo.

 

Analyse des peintures à l’acrylique
Pour les peintures à l'acrylique C. Watson distingue d'abord plusieurs catégories de thèmes :

  • la nourriture de brousse qui peut parfois cacher des histoires sacrées non révélées

  • les histoires de la vie réelle comme la naissance, la mort ou un événement marquant de la vie d'une personne réelle

  • les histoires basées sur un récit onirique (rare)

  • un épisode d'un tracé mythique dont le niveau d'interprétation dépend du niveau d'initiation du spectateur.

Ce qui est intéressant dans ce découpage est de savoir qu'une catégorie peut en cacher une autre. Une peinture ayant pour thème déclaré une collecte de graines peut cacher une histoire mythique (voir la deuxième partie du site).

Sur le plan pictural, l'auteur fait la liste de toutes les techniques pointillistes utilisées à Balgo :

  • le champs de points monochromes ;

  • le champ de points multicolores ;

  • le champ de points solides (agglomérés)

  • les points giclés ou coulés ;

  • les points en forme de J.

Les 3 dernières techniques ont été inventées par des femmes de Balgo (Lucy Yukenbarri et Mati Mudgidell). Cette liste témoigne d'un état de créativité particulièrement fécond chez les femmes peintres de cette région.

Pour les couleurs, C. Watson rappelle d'abord les couleurs traditionnelles utilisées par les aborigènes : le noir, l'ocre rouge, l'ocre jaune et le blanc. Les autres couleurs sont désignées par rapport à ces 4 couleurs traditionnelles. Par exemple, le rose est dit « comme rouge » alors que le lilas est « un peu comme rouge ». Ensuite, elle remarque que les couleurs sont classées en fonction de caractères opposés. Par exemple, le jaune, le rouge et le marron sont associés au soleil levant et au masculin alors que le noir, le bleu et le vert sont associés à l'ombre et au féminin.
 

Enfin, elle explique que les couleurs « naturalistes » sont aussi utilisées par les femmes de Balgo, marquant ainsi une certaine liberté par rapport aux conventions de couleurs utilisées dans les peintures traditionnelles.

 

La paysage incarné
Enfin, tout au long du livre, C. Watson explique que les caractéristiques du paysage sont reliées aux parties du corps humain.

D'abord, dans le langage, certains mots désignent à la fois un élément du paysage et une partie du corps. L'auteur cite l'exemple de l'association entre les jeunes pousses d'herbes sauvages et la barbe d'un jeune homme. Ce lien n'est pas étonnant dans la mesure où certains êtres mythiques anthropomorphes ont laissé des traces dans le paysage.

Un peu plus loin, l'auteur raconte une expérience qui l'a marquée. Un soir, elle accrocha dans sa chambre une toile juste achevée. Elle observa régulièrement cette peinture qui « vivait » chez elle. Après quelques jours, elle se rendit compte que le paysage ressemblait à deux grands yeux qui pleurent. Cette révélation de la dimension anthropomorphique du paysage a quelque chose d'envoûtant car il fait parti du non‑dit de la peinture aborigène. Cette caractéristique se retrouve chez certains peintres marquants de Balgo comme Eubena ou Wimmitji. Pour ma part, je partage tous les jours cette dimension du paysage incarné en regardant la toile qui annonçait la naissance de ma fille.

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